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2018-2024 : Un diptyque futuriste autour du changement climatique

A l’occasion de la reprise du spectacle Empreinte(s) au festival du Marché des Arts du Spectacle d’Abidjan (MASA – Côte d’Ivoire) en avril prochain, petit retour sur les deux dernières créations internationales de la Compagnie du Jour, qui forment un diptyque futuriste et dystopique autour des conséquences et causes (dans cet ordre ^^) du changement climatique…

En 2016, la Compagnie du Jour initie un tout nouveau partenariat avec le Théâtre Cercle Molière (TCM).

Installée à Winnipeg, la plus ancienne compagnie de théâtre du Canada (créée 1925) est un îlot francophone en terre anglophone, en plein cœur du pays. Elle s’investit fortement sur son territoire et cherche alors (en 2016) à toucher davantage les nouveaux publics francophones issus de l’immigration récente, notamment en s’ouvrant à l’international et aux autres cultures artistiques (entre autres africaines). Elle trouve dans la Compagnie du Jour un partenaire solide, déjà rompu aux collaborations internationales.

Pour lancer ce partenariat, la Compagnie du Jour et le TCM, ainsi que la compagnie marocaine L’Aparté (aussi partenaire du projet L’Armoire), créent la même année le spectacle Parêtre, mêlant musique, chant, arts plastiques et poésie, en s’appuyant sur l’œuvre picturale et littéraire de Michel Seuphor.

Première expérimentation de ce partenariat tripartite, le spectacle est conçu sur mesure pour et joué dans un magnifique jardin de Marrakech à l’occasion d’un festival local.

En 2018, vient enfin la création de L’Armoire. Ce spectacle pluridisciplinaire, mêle théâtre, cirque et musique et réunit sur le plateau des Marocains, un Français et des Canadiens.

La thématique : les populations déplacées.

Depuis le début de ce nouveau millénaire, les migrations climatiques commencent peu à peu à s’ajouter au flux des migrations usuelles et toutes les prédictions scientifiques concernant les changements climatiques prévoient un accroissement de ce flux migratoire.

L’Armoire propose d’explorer le cas extrême d’un monde futuriste entièrement pollué et dans lequel les sans-papiers sont traqués impitoyablement par des milices armées tandis que les citoyens sans domicile fixe sont rejetés de place en place.

Dans ce monde qui n’offre plus aucun espoir, quelle place reste-t-il à ceux et celles qui n’ont pas les moyens de se protéger des violences du monde dégradé que l’on a créé ?

Avec ce spectacle dystopique, qui pousse les possibles à l’extrême, nous interrogeons les publics sur la validité de nos comportements, à la fois envers les humains et envers la planète.

« Partez ! Partez ! » Et pour aller où, hein ? Pour aller où ! Jusqu’à quelle terre désolée devrions-nous aller pour vous satisfaire ? Même un animal pourchassé ne se jette pas dans l’incendie. Mais nous, pauvres humains, nous devrions courir volontairement vers notre perte ? Pourquoi ? Parce que c’est notre destin ? Pour que vous puissiez dormir tranquilles ? Dans ce cas, venez, au lieu de nous lancer des injonctions ! Venez nous tuer, ça ira plus vite ! (Un temps.) Le silence… Vous ne nous crachez pas dessus. Vous ne nous aidez pas. Juste votre silence… Comme si ne pas nous voir pouvait éteindre notre existence ! Ne vous étonnez pas si un matin vous découvrez nos cadavres sur le pas de votre porte ! Nous étions là après tout ! en train de mourir depuis longtemps dans l’angle mort de votre fenêtre. Ce n’est pourtant pas faute d’essayer. Tous les jours nous luttons désespérément pour survivre. Mais comment voulez-vous qu’on fasse ? Vous nous privez de tout. Même d’espoir ! Vous faites de nos rêves un cauchemar et de notre vie une maladie. Qu’est-ce qui nous vaut cette punition ? Parce qu’on est sales ? Parce qu’on vous vole ? Et après ? L’assoiffé qui boit votre eau, l’affamé qui prend votre nourriture, le frigorifié qui se sert de votre couverture seraient des voleurs ? Ce sont des humains comme vous. De pauvres êtres humains qui ont soif, faim et froid dans un monde qui les dépouille et les assèche. Mais venez ! Punissez-nous au lieu de nous disperser ! Considérez-nous au lieu de nous ignorer ! Accueillez-nous, même dans une armoire, au lieu de nous rejeter… Nous aussi nous voulons vivre mais où ? Nous ne savons plus où aller…

Monologue final de L’Armoire

Cette conclusion tragique, nous amène à vouloir poursuivre la réflexion, en essayant cette fois d’aller toucher aux causes. Nous qui avons l’habitude de soulever les problèmes… et si, pour une fois, on proposait des solutions ?

En 2019, nait alors le projet Empreinte(s), que l’on lance encore une fois avec notre partenaire canadien, le Théâtre Cercle Molière, et un tout nouveau partenaire, toujours sur le continent africain : La Muse.

La Muse, qui a fondé et anime les studios Kirah en plein cœur de Conakry, est un opérateur culturel guinéen qui vise à promouvoir la créativité en tant que moteur de développement économique et de justice sociale.

Elle est portée par l’auteur Bilia Bah et une équipe passionnée d’artistes de toutes les disciplines.

Ensemble, les trois compagnies se mettent à réfléchir et poser la question : « Que voulons-nous transmettre en tant qu’individus à l’humanité ? »

Face à cette question abyssale, elles s’intéressent très vite à la place croissante du numérique dans nos modes de transmission et voient peu à peu se dessiner un lien fort entre numérique et dérèglement climatique : le numérique se présente tout à la fois comme solution, comme cause, comme symptôme et comme symbole.

En 2020, le MIAI (Multidisciplinary Institute in Artificial Intelligence – université Grenoble Alpes) s’associe au projet.

Il s’agit à la fois d’échanger avec les chercheurs et penseurs qui construisent et réfléchissent des IA et de développer avec eux une intelligence artificielle (agent conversationnel), Sylvia, qui fera partie des personnages du spectacle.

En 2021, les auteurs Bilia Bah (Guinée), Dominique Leclerc (Canada) et Emilie Malosse (France) commencent à collaborer ensemble pour imaginer une fable futuriste (mais bien moins lointaine que la temporalité de L’Armoire) dans laquelle l’humanité, face à la dernière ligne droite avant de franchir le point de non-retour, doit décider de ce qu’elle est prête à sacrifier pour sauver la planète.

Le spectacle met en scène cinq personnages : le Canadien Scott, un informaticien qui pense pouvoir sauver la planète, la Guinéenne Koumba, une femme de ménage hautement éduquée et plutôt pragmatique, le Français Hervé, un homme d’affaire qui voudrait que tout change sans que rien ne change (pour lui), l’IA Sylvia, qui tente de rendre plus sages les humains, et l’IA Enlil, assistant numérique sans la moindre personnalité.

Empreinte(s) est créé en 2022 à Conakry avant d’être recréé au Théâtre Cercle Molière à Winnipeg en 2023.

Peut-être qu’il faut faire un grand ménage. Ce ne serait pas impossible… Vivre avec moins de technologie, on l’a déjà fait. Mais est-ce que ça suffira à satisfaire les esprits en colère ? Et puis, quelles données effacer ? C’est trop compliqué… Quels choix je fais d’habitude ? Je ne trie pas mes photos. Le réfrigérateur fait mes courses. Le GPS décide de mes trajets. Une application choisit mes films, une autre ma musique et une autre mon travail. Je me suis même laissé enfermer pour mes cinq étoiles ! Et maintenant on me demande de faire un choix qui va affecter l’humanité ! C’est quoi ce saut d’échelle ‽ Ce n’est pas comme si d’habitude on demandait l’avis à l’Africaine. Évidemment, la première fois que ça arrive, il faut que ça me tombe dessus ! Même si c’est une affaire de ménage, je ne suis pas qualifiée. De toute façon, ce n’est pas un programme qui va sauver la planète. La technologie qui solutionne la technologie, je n’y crois pas du tout…

Extrait d’un monologue de Koumba dans Empreinte(s)